Cyberœuvre & musée

Résultats de la recherche appliquée

Les sections suivantes découlent des entretiens réalisés avec certains experts travaillant dans les musées et les archives. La grille d’analyse utilisée (voir annexes) découle des observations énoncées à la fin du chapitre sur les processus de muséalisation harmonisés. Les données des entretiens sont regroupées thématiquement afin de rendre la lecture plus fluide et afin d’éviter de révéler l’identité des participants. L’objectif est d’établir des liens entre le processus de la muséalisation et la cyberœuvre au niveau du type d’institution et non de produire une étude comparative entre les institutions.

Pré-acquisition et sélection

À l’étape de la sélection, les musées et les centres d’archives optent pour deux stratégies différentes. Alors que les archives priorisent la quantité, les musées cherchent plutôt à assurer la stabilité de la cyberœuvre. On perçoit ici une différence fondamentale entre les deux types d’institution : d’un côté, le statut inaliénable de l’objet de musée, de l’autre, l’abondance des documents d’archives. Toutefois, les deux approches ont un rôle significatif pour la muséalisation de la cyberœuvre. Le musée opère un processus rigoureux de muséalisation avec une emphase sur la stabilité, la qualité et le bon état de la cyberœuvre. Le centre d’archives, par une visée de collectionnement plus large, permet une accumulation impressionnante de documents et assure une certaine muséalité provisoire jusqu’à ce qu’un processus de muséalisation soit entamé.

Les observations suivantes ont pour objectif d’énumérer les particularités du centre d’archives et du musée, notamment en ce qui a trait aux différentes motivations, aux enjeux reliés à la documentation, à la pré-acquisition et aux droits d’auteurs.

Le centre d’archives : quantité

L’apport des archives pour la conservation future se distingue par la quantité. Les centres d’archives ont pu amasser une quantité impressionnante de cyberœuvres, simplement en éliminant l’étape de pré-acquisition du processus de la muséalisation. Les centre d’archives étudiés, Rose Goldsen Archive (RGA) et Rhizome, ont tous deux des motivations semblables quant à l’acquisition de cyberœuvres : cela doit être rapide et peu contraignant.

Du côté de Rhizome, l’acquisition sur base volontaire a pu permettre à leur collection de se développer exponentiellement. C’est l’artiste qui soumet son œuvre au centre d’archive. Afin de permettre à la cyberœuvre d’évoluer au-delà des prévisions technologiques, des directives prescrites par l’artiste, l’utilisation d’entrevues structurées avec les artistes est évitée. Alors que le musée souhaite la fixité de la cyberœuvre vis-à-vis de la position de l’artiste au moment de l’acquisition, le centre d’archives préfère le statu quo, laissant libre recours à l’artiste, dans le futur à transformer sa cyberœuvre. Cette position vient avec la contremesure très importante qu’est la gestion des versions de celle-ci dans le temps. À l’instar du musée, pour qui la cyberœuvre doit demeurer intacte, le centre d’archives souhaite conserver un historique détaillé des modifications et des transformations apportées à la cyberœuvre.

Du côté de la Rose Goldsen Archive, l’acquisition est favorisée par le contexte académique de celle-ci. Les opportunités collaboratives interuniversitaires et interinstitutions apportées par différents chercheurs du milieu permettent aux archivistes de mettre la main sur plusieurs collections ou cyberœuvres singulières, en vue d’en faire l’étude. Encore une fois, c’est la rapidité de la sélection qui permet au centre d’archives d’accumuler une importante collection.

En ce qui a trait aux particularités de la cyberœuvre, notamment en matière de droits d’auteur, de formats et d’équipements informatiques requis, le centre d’archives présente une approche relativement passive. Celui-ci établit une entente de principe avec l’artiste, qui, en règle générale, lui permet de conserver une copie, de faire l’étude, la conservation, la modification, etc. de l’œuvre. De plus cette entente indique que l’artiste conserve les droits sur sa copie. Bref, la souplesse de cette entente est permise grâce au respect des deux parties l’une envers l’autre et à l’avantage mutuel généré par celle-ci. Le centre d’archives acquiert un objet de recherche, sans condition, et l’artiste conserve une sorte de contrôle sur œuvre et sa possible évolution. Puisque l’artiste conserve les droits absolus sur son œuvre, il peut à tout moment y apporter des modifications sans que cela puisse avoir d’impact sur la copie du centre d’archives.

Lors de son entrée en collection, la cyberœuvre peut déjà être dotée d’une certaine documentation. Cependant, cette situation est très rare. L’archive ne procède pas à la documentation lors de l’acquisition. Elle peut le faire par la suite, par exemple lors des étapes de recherche et de présentation, l’objectif étant d’accélérer le processus d’acquisition, de réduire les coûts associés avec ces démarches et d’éviter une certaine discrimination envers des artistes moins établis.

En contrepartie, si les cyberœuvres sont plus nombreuses dans les centres d’archives, celles-ci y sont moins bien conservées. D’une part, parce que ces centres ne procèdent pas à une évaluation approfondie des risques d’obsolescence et, d’autre part, parce qu’ils peuvent intégrer une cyberœuvre dans leurs collections même si elle est technologiquement dysfonctionnelleÀ noter que ce peut aussi être le cas dans un musée. La différence étant que l’archive ne procède pas à une étude en vue d’une restauration.. De plus, une fois la cyberœuvre intégrée, le centre d’archives ne la restaure pas systématiquement. Au musée, le statut scientifique de l’objet acquis que l’on souhaite inaliénable oblige en quelque sorte celui-ci à s’assurer du bon fonctionnement initial de la cyberœuvre.

Le musée : stabilité

Ce qui distingue le musée du centre d’archives, c’est l’effort placé dans la conservation et les mesures préventives mises en place afin d’assurer le bon fonctionnement futur de la cyberœuvre. Ainsi, on peut dire que le musée préfère la stabilité à la quantité, c’est pourquoi on constate que les collections des musées sont moins pourvues en nombre de cyberœuvres, même si certains en possèdent plus d’une centaine, ce qui est considérable. Le concept de stabilité devient apparent lors des différentes étapes du processus de muséalisation, surtout lors de la sélection et de la recherche.

Au musée, généralement, il revient au conservateur, ou à un comité spécifique, de développer une collection. Les intérêts et la vision de ceux-ci jouent donc un rôle important dans ce qui est sélectionné, et viennent influencer le développement des collections. Prenons exemple sur le Walker Art Center et le conservateur Steve Dietz qui, au tournant des années 2000, a développé un programme muséologique pour le cyberart. En 2003, en raison des coûts trop élevés, le Walker Art Center décide de mettre un terme à ce programme et le conservateur Steve Dietz quitte l’institution (Cook, 2003). Bien que les collections soient encore existantes et accessiblesVoir gallery9.walkerart.org, le développement et la gestion de celles-ci ont été arrêtés, faisant risquer, entre autres, l’obsolescence propre à la nature technologique de la cyberœuvre.

La spécialisation d’un conservateur peut influencer les orientations de développement d’une collection. Les œuvres qui y sont ajoutées, les objectifs de recherche et, par extension, les champs disciplinaires du musée en sont alors tributaires. Ce constat explique en partie la distribution inégale du cyberart parmi les musées d’art.

Les musées portent un intérêt beaucoup plus important à l’étape de la pré-acquisition. Les méthodes employées varient selon le musée. Elles incluent en partie un processus collaboratif avec l’artiste ainsi que des processus de documentation, de recherche et de planification spéculatives.

Lorsqu’applicable, l’entrevue filmée de l’artiste permet aux musées de cibler leurs efforts sur certains aspects de la cyberœuvre. Le questionnaire permet aussi de recueillir de l’information conceptuelle et technique. Plusieurs musées se basent sur le Questionnaire des Médias Variables de l’AMV et il est courant d’en faire une version étendue ou modifiée afin de servir spécifiquement les besoins de l’institution. Selon DOCAM, cette collaboration avec l’artiste est essentielle à la conservation de la cyberœuvre, en ce sens qu’elle ajoute de l’information quant aux motivations et intentions de l’artiste, au contexte historique de celui-ci ou de la cyberœuvre. Ces données s’attachent donc à la cyberœuvre sous la forme de métadonnées pour la conservation.

Toujours à l’étape de la pré-acquisition, le musée procède à un processus de documentation technique et conceptuelle de la cyberœuvre. La documentation conceptuelle provient en grande partie de l’entrevue avec l’artiste et vient complémenter la documentation technique. La documentation technique cherche à retracer l’historique des modifications faites à la cyberœuvre depuis sa création, à répertorier l’équipement requis pour faire fonctionner la cyberœuvre, et à identifier les risques d’obsolescence liés à celle-ci et à ses composantes. (DOCAM, 2009). Cette documentation sert à estimer les coûts associés à la conservation et la présentation de la cyberœuvre.

L’acquisition d’une cyberœuvre dans un musée se traduit par un processus très semblable à tout autre type d’œuvre d’art. Encore une fois, ces processus varient selon le musée. Ils peuvent inclure une phase de recherche et de documentation visant à monter un dossier d’acquisition. Le niveau de détail et la complexité sont, en ce sens, propres au conservateur ou au comité qui en a la responsabilité. Par la suite, le dossier d’acquisition est présenté devant un comité spécifique ayant un pouvoir décisionnel en vue de l’acquisition.

Des cyberœuvres, comme Uncomfortable proximity de Graham Harwood, font un usage fondamental de l’appropriation et du remixage. Les images composites développées pour cette cyberœuvre l’ont été à partir de la numérisation de tableaux appartenant à la Tate. La série C-SPAN x 4 de Barbara Lattanzi intègre, quant à elle, des diffusions de la chaine C-SPAN, où sont superposées des annotations improvisées. Plus largement, il est possible d’accorder cet usage de l’appropriation à la culture du mèmeLe mème est une image, un élément ou un phénomène qui est repris et circulé sur « Réseau informatique mondial constitué de sous réseaux utilisant le même protocole de communication TCP/IP et auquel des millions d’utilisateurs peuvent se connecter » (Rey & Morvan, 2005, p.2070). Le terme provient de l’auteur Richard Dawkins, pour qui celui-ci signifiait la transmission d’idées d’un être à un autre. L’auteur percevait la transmission d’un mème étant similaire à la transmission d’un gène (Dawkins, 2006, p. 18)., pilier fondamental d’Internet actuel. Or, la question du droit d’auteur, pour un musée, implique de devoir libérer les droits nécessaires afin d’être en mesure de présenter la cyberœuvre.

Le format et l’équipement informatique requis viennent complexifier l’acquisition d’une cyberœuvre. Outre les fichiers sources, la cyberœuvre nécessite un support particulier, soit un ordinateur qui, en fonction du contexte historique de la cyberœuvre, doit être fonctionnel. Différentes options s’offrent alors au musée dans cette situation. Le musée peut avoir recours au stockage, à l’accumulation d’équipements matériels en état fonctionnel, permettant l’exécution logicielle de la cyberœuvre. Il peut aussi faire usage de l’émulation, qui consiste à simuler un environnement logiciel en utilisant un équipement matériel plus récent. Bref, ces contraintes sont inhérentes à la cyberœuvre. Celle-ci ne peut être autonome, elle nécessite un environnement particulier dont on doit s’assurer en complément de toute acquisition de cyberœuvres.

Recherche

À l’étape de la recherche, le centre d’archives et le musée se distinguent par leurs objectifs. Le centre d’archives, de façon générale, doit concentrer ses efforts de conservation afin de les rendre des plus efficaces. Celui-ci favorise aussi un environnement de recherche-création, en ce sens que les objectifs de conservation ou de préservation de la cyberœuvre sont moins stricts. Tant que ce processus est bien documenté, il est plus ouvert à la variation. Ainsi, le centre d’archives peut se retrouver avec de nombreuses pistes de recherche.

Comme nous l’avons vu, le musée, à l’étape de la sélection, veut s’assurer de la stabilité de la cyberœuvre. C’est aussi le cas à l’étape de la recherche. Le musée peut rarement engendrer une variation de la cyberœuvre. Cela peut être le cas, par exemple, pour des nécessités de restauration. Ainsi, l’objectif du musée est d’assurer la pérennité de la cyberœuvre dans ses collections. Le musée peut cependant induire, à l’étape de la présentation, des variations à la cyberœuvre. Nous y reviendrons.

Le centre d’archives

Du côté de la documentation post-acquisition, par leurs collections plus importantes de cyberœuvres, les centres d’archives fournissent des efforts plus ambitieux de documentation par rapport aux musées. Les centres d’archives peuvent procéder à une documentation iconographique, technique et à une description de l’installation de la cyberœuvre. Rhizome, en particulier, apporte une attention particulière au contexte spatial de la cyberœuvre, à ce qui a trait au dispositif matériel (écran, souris, clavier, etc.), à la cyberœuvre et au contexte temporel de celle-ci. En somme, à ce qui relève de l’impact de la cyberœuvre à l’époque de sa création. Le contexte de l’œuvre, quant à lui, est difficile à cerner : la cyberœuvre peut être produite sur un téléphone, un ordinateur, elle peut être créée en partie par le regardeurCe terme est un peu limitatif. On comprend ici que le regardeur est aussi un participant., elle peut être générée par ordinateur, être le résultat d’une communauté, ou un mélange de tout cela. Par exemple, l’œuvre de Brian Droitcourts, Yelp Reviews, fait intégralement partie de la plateforme YelpYelp Reviews consistait en une série de critiques d’art écrites par Brian Droitcourts. Celui-ci n’étant pas un critique d’art, il était intéressé par l’opportunité que la plateforme Yelp lui présentait. En effet, cette plateforme permet à n’importe qui de donner son opinion, d’élaborer une critique, afin que d’autres utilisateurs puissent la lire. L’artiste a saisi cette opportunité d’écrire ses propres critiques, sans être lui-même un critique d’art. L’emphase de ses critiques portaient sur son enthousiasme. Elles pouvaient parfois ne pas être reliées à l’exposition ou l’événement en soi, et inclure des détails personnels sans intérêt pour les lecteurs (Haggerty, n.d.).. L’un ne va pas sans l’autre. Si on supprime les commentaires de l’artiste publiés sur Yelp, l’œuvre n’a plus de sens, car ceux-ci en font partie. Un vide se crée autour de la cyberœuvre, causant ainsi une perte de contexte. En somme, lors de l’étape de la documentation, les différents contextes d’une cyberœuvre doivent être considérés. Au-delà de l’œuvre comme principale intervention de l’artiste, il convient de préserver les éléments de son contexte afin d’assurer le plein sens de celle-ci.

Lorsqu’un centre d’archives souhaite restaurer une cyberœuvre, il peut le faire en utilisant plusieurs méthodes : la reconstruction, la réparation, la mise en scène, la reconstitution, l’émulation ou l’étude des fragmentsPar exemple, un fragment pourrait être une ou plusieurs copies statiques générées automatiquement par le site Wayback Machine.. Rhizome distingue bien ces différents types de restauration et rend publics leurs efforts de restauration à l’aide d’un tableauVoir Net Art Anthology Preservation Notes. Tableau de restauration produit par Rhizome afin de documenter le processus de mise en exposition de l’exposition éponyme. Accessible à l’adresse web de l’exposition : anthology.rhizome.org. De plus, Rhizome possède quatre types d’objets relatifs à conservation de leurs cyberœuvres : les liens actifs, les clones, les copies d’archive et l’archive webLe lien actif est géré par l’artiste et est considéré comme une ressource externe autonome. Le clone est une copie intégrale des fichiers sources du serveur de l’artiste vers le serveur du centre d’archives. L’archive web est utilisée afin de représenter une cyberœuvre, à des fins de présentation ou de recherche (Rhizome, 2016).. Les liens actifs et l’archive web ne font pas partie de l’infrastructure de restauration : ce sont d’abord les copies d’archive qui en font l’objet. Les clones, quant à eux, peuvent être restaurés ultérieurement. Pour procéder à une restauration, le centre d’archives doit avoir en sa possession les fichiers de travail et les fichiers sources de la cyberœuvre. Il doit cependant en faire un clone (ou une copie) afin de la modifier lors de sa restauration. Rhizome fait usage de quatre formes de restauration : la reconstruction, la réparation, la mise en scène et la reconstitution.

La reconstruction est envisagée lorsque la cyberœuvre ou ses composantes ont été perdues, mais qui existent en fragments sur plusieurs réseaux, plusieurs archives. Dans cette situation, le centre d’archives peut envisager de reconstruire une version à partir des fragments retrouvés et en suivant la documentation conceptuelle et contextuelle existante. Le résultat est une approximation de la cyberœuvre.

La réparation est envisagée lorsque la cyberœuvre n’est pas complètement fonctionnelle, mais réparable. Les réparations doivent être documentées.

La mise en scène est envisagée lorsque l’utilisateur contemporain peut ne pas comprendre comment utiliser la cyberœuvre. La mise en scène fournit à ce moment la médiation, voire l’accompagnement nécessaire pour faciliter la lecture de la cyberœuvre par le regardeur.

La reconstitution est nécessaire lorsque la cyberœuvre ne peut fonctionner dans un contexte technologique contemporain. Celle-ci peut, par exemple, nécessiter un référentiel de données qui n’existe plus. La reconstitution permet donc la création d’un environnement simulé qui fournit ces données à la cyberœuvre afin de la rendre à nouveau fonctionnelle. Si la simulation des données est trop complexe, la reconstitution pourrait aussi envisager d’inventer un nouveau contexte référentiel compatible avec la cyberœuvre. La reconstitution est une stratégie envisagée lorsque la mise en place d’un système d’émulation est trop complexe.

La RGA, une collection spéciale de la bibliothèque de l’Université Cornell, afin d’assurer le fonctionnement de ses cyberœuvres, entrepose du matériel informatique qui est en mesure de fournir un environnement compatible avec celles-ci. Cette méthode, telle que décrite par DOCAM, est souvent utilisée afin d’éviter des processus de migration[Ensemble de] conversions multiples où l’information est partiellement transformée, où les pertes sont connues, documentées et où l’on ne prétend pas conserver un fichier dans un état d’origine, intégral et authentique (DOCAM, n.d.). ou d’émulation qui peuvent être plus coûteux. Le principal désavantage d’une fonctionnalité assurée par l’entreposage d’équipements spécialisés est que la cyberœuvre en devient dépendante. Lorsque ceux-ci deviennent inutilisables, il est alors inévitable de procéder à la migration ou à l’émulation de la cyberœuvre.

La variation, comme procédé, est une composante très importante de la cyberœuvre. Elle s’attache à certaines approches telles l’archéologie du numérique. Le discours de Parikka, par exemple, outre le fait de soulever qu’il s’agit d’un processus d’itération ou de remue-méninge, met l’emphase sur la répétition et le recyclage du passé comme méthode archéologique (Parikka, 2012, p. 138). À l’étape de la présentation, la création et la reprise (remix) d’une nouvelle variante de la cyberœuvre est une méthode souvent exploitée pour plusieurs raisons : pour remettre en fonction une cyberœuvre, pour l’adapter au contexte ou à la trame narrative d’une exposition, pour donner l’occasion à l’artiste d’ajouter à la cyberœuvre ou de la modifier. Il y a donc plusieurs raisons pour lesquelles la cyberœuvre peut faire l’objet de variations. Ainsi, la gestion de variations, voire de versions est, pour la cyberœuvre, une forme de conservation très complète. Elle permet de retracer avec précision la date de l’intervention et la modification apportée à la cyberœuvre. La gestion de versions permet aussi de retracer de façon précise les changements apportés au caractère près, tant du code source que des textes de la cyberœuvre.

Un excellent exemple de gestion de versions est celui de Rhizome. Celui-ci fait usage d’un système de gestion de versions (git) qui permet de retracer l’information relative à tout changement : l’auteur, la date et l’heure de celle-ci, les fichiers modifiés et une note de modification. Dans le milieu informatique, ce genre de logiciel de gestion de versions permet de retracer les contributions faites par différents programmeurs. Concernant la cyberœuvre, les conservateurs peuvent s’en servir pour rendre compte de son évolution et de sa variation. De plus, chaque variation majeure est sauvegardée dans un nouveau dossier, aux côtés de la cyberœuvre originale, telle qu’elle était à son entrée dans les collections.

Rhizome fait aussi usage d’une plateforme wikiWiki étant par définition une plateforme de gestion de contenu collaborative faisant usage des technologies web 2.0, c’est-à-dire la création du contenu par les usagers, la création d’hyperliens entre différents contenus. permettant de documenter la cyberœuvre sous différents aspects, en plus d’être capable de créer des liens entre les cyberœuvres afin de partager l’expertise en conservation, en restauration et en présentation. Ces wikis permettent aussi de créer des manuels d’instruction relatifs à l’installation de la cyberœuvre.

Le vocabulaire de classification d’un centre d’archives varie selon les exigences, les besoins et le temps. Le vocabulaire est défini dans le moment présent et est souvent inventé selon l’expertise de l’archiviste. Avec le temps, des regroupements se font, mais certains termes deviennent superflus. Le défi est d’être capable d’improviser ce vocabulaire tout en planifiant sa pérennité pour ainsi assurer un meilleur repérage et classement de la cyberœuvre.

La RGA, comme nous l’avons mentionné, est une collection spéciale de la bibliothèque de l’Université Cornell. Elle hérite ainsi d’un système de classification adapté aux bibliothèques. Cela peut nuire au repérage et la classification de la cyberœuvre : ce type de fiches de documentation n’est pas adapté pour ce genre de collection. Par exemple, une bibliothèque n’accepte pas de description iconographique d’un objet dans son catalogue. L’information qu’elle préserve est plus « fonctionnelle » que conceptuelle, technique ou iconographique. Bref, si la RGA possède une documentation conceptuelle et technique de certaines cyberœuvres, celle-ci ne fait toutefois pas partie de son catalogue. À ce niveau de catalogage, la cyberœuvre est classée par médium, puis par genre. Les termes ont été définis par les archivistes au moment de l’intégration de la cyberœuvreÀ noter que la collection de cyberart de la RGA a été constituée plutôt en blocs d’acquisition, et œuvre par œuvre. .

Rhizome utilise Wikibase, une extension du système wiki qui permet de gérer les métadonnées. Cette institution a, depuis le début, favorisé un système de folksonomieUne taxonomie collaborative générée par des utilisateurs non-spécialistes., laissant les usagers et les artistes établir des mots-clés associés aux cyberœuvres. Ceux-ci peuvent ensuite être révisés et adaptés officiellement par le centre d’archives. Cependant, avec le temps, les termes employés ont perdu leur signification ou leur valeur. Rhizome développe en ce moment un schéma de métadonnées PROV qui permet une modélisation des travaux dérivatifs associés à une entitéPROV utilise une modélisation qui permet d’associer l’entité, les activités et les collaborateurs qui contribuent à la création d’un objet ou de données. Ces informations peuvent en retour être utilisées afin d’établir la qualité et l’authenticité de cet objet ou de ces données. (Moreau & Groth, 2013).. Par ce schéma, Rhizome collecte trois catégories de métadonnées : techniques, administratives et descriptives.

La fixité des données repose sur le principe qu’un fichier est comparé à une source fiable afin de déterminer si les deux fichiers sont identiques. Or, les centres d’archives ne s’attardent pas à la fixité de la cyberœuvre. Pour des raisons de complexité ou de coûts, cette opération est jugée non-nécessaire et superflue. Pour mieux comprendre le rôle de la fixité, il faut aussi comprendre les différents types de fichiers numériques.

Tels que définis par DOCAM, les fichiers numériques de diffusion sont compressés et ne peuvent être modifiés. Ce sont des fichiers stables, universels, qui peuvent être lus sur différentes plateformes sans trop de problèmes. Ce sont souvent des fichiers audiovisuels. Les fichiers de travail, à l’opposé, renferment plusieurs couches permettant l’étude de la démarche de l’artiste. Ceux-ci sont souvent propriétaires (notamment Flash, Shockwave, Quicktime) et dépendent non seulement de logiciels spécialisés, mais parfois aussi de plateformes informatiques particulières (DOCAM, 2009). Les fichiers de code source sont un troisième type de fichiers numériques. Ceux-ci sont peu vulnérables à la corruption, car ils sont, la plupart du temps, de simples fichiers textes. Ils nécessitent par contre un environnement d’exécution particulier tel un navigateur.

La cyberœuvre peut être composée entièrement de fichiers textes, de fichiers de travail ou de diffusion, ou d’un mélange des trois. Quant aux formats propriétaires, ce sont les plus vulnérables. Les formats web HTML, JavaScript, CSS ou PHP, en revanche, sont plutôt stables, mais leur syntaxe est destinée à changer.

Le musée

Au musée, la documentation post-acquisition est systématique. La documentation vidéo, photo, descriptive ou contextuelle permet d’assurer une certaine pérennité à la cyberœuvre, ne serait-ce que pour préserver son « effet ». Le musée envisage aussi la création d’archives web afin de préserver la cyberœuvre sous forme statique. Normalement, il possède déjà les zones nécessaires dans son système de gestion de collections afin d’y ajouter ce type d’informations.

L’usage de zones de saisie plus adaptées comme des descriptions iconographique, technique ou de l’installation, telles que proposées dans le guide de catalogage, exige un simple ajustement. D’ailleurs, ces zones existent déjà ou correspondent à des zones similaires dans la plupart des logiciels de gestion des collections courants, ce qui permet de conserver une certaine uniformité avec les pratiques documentaires déjà en place.

(DOCAM, 2009)

Ainsi, la cyberœuvre peut s’intégrer aux collections existantes d’un musée.

Du côté des niveaux d’analyses contextuellesDans la grille d’analyse, cette série de questions est en référence avec le texte de Mathieu (1987) portant sur l’objet et ses contextes. de la cyberœuvre, le musée considère évidemment le contexte premier -- celui de la cyberœuvre. Il considère aussi les contextes du créateur (soutenu par l’entrevue de l’artiste), du propriétaire, spatial (supporté par les espaces d’exposition du musée), ainsi que temporel, social et culturel, comme il le fait déjà pour d’autres types d’œuvres et d’objets. Tout comme le centre d’archives, le musée peut permettre à l’artiste de mettre à jour ou de modifier la cyberœuvre. Ce processus est également documenté. Le contexte temporel est plus difficile à cerner, car la cyberœuvre ne l’intègre pasL’encapsulation réfère à la complexité de la cyberœuvre en regard de ses contextes. L’authenticité de la cyberœuvre dépend des composantes informatiques qui la rendent accessible, de l’intention artistique, du contexte historique et de ses qualités graphiques. Ainsi, la cyberœuvre n’est jamais réellement complète par elle-même. Parmi les stratégies de conservation, l’encapsulation réfère donc au regroupement de ses composantes informatiques avec la cyberœuvre (Saba, 2013). Le contexte temporel est en lien avec l’encapsulation de ces éléments contextuels qui la rendent authentique.. Ce contexte est perdu dès lors que la cyberœuvre change d’environnement informatique.

Le musée envisage également différents types de restauration, dont la migration, l’émulation, l’étude des fragments ou la reconstruction, la conservation de l’expérientielLa conservation de l’expérientiel est basée sur l’expérience du participant. Cette technique met l’emphase sur la conservation de l’ontophanie, l’effet phénoménologique de la cyberœuvre. et la reconstitution ou mise en scène. Encore une fois, les mesures de restauration dépendent des besoins de la cyberœuvre.

Pour une des institutions interrogées, la restauration d’une cyberœuvre n’est pas une activité jugée plus complexe que la restauration d’une œuvre d’art. Elle ne remet pas en question tout le processus de restauration et de conservation. Le principe étant que, pour manipuler ainsi une cyberœuvre, les restaurateurs doivent simplement avoir une expertise spécialisée en informatique. Cela permet donc une manipulation sécuritaire de celle-ci.

Le musée possède une obligation morale de maintenir l’intégrité et l’authenticité de la cyberœuvre et de ses collections. C’est pourquoi, contrairement au centre d’archives, le musée documente et étudie en profondeur les besoins de la cyberœuvre en termes de conservation. Le musée accorde une grande importance à l’état original de la cyberœuvre lors de son entrée au musée. Bien qu’il soit possible d’apporter certains changements à l’œuvre, souvent réalisés par l’artiste, le musée préfère en conserver une seule version originale. Il ne souhaite pas favoriser la multiplication de versions de la cyberœuvre par la variation. C’est pour cette raison qu’à l’étape de la sélection, le musée documente exhaustivement les intentions de l’artiste et les problèmes potentiels reliés à la conservation de la cyberœuvre. Cependant, même si le musée favorise l’unicité, tous les changements et modifications apportées à la cyberœuvre sont documentés.

Au musée, la cyberœuvre peut faire partie d’une collection spéciale ou d’une collection classique. Au Whitney, la cyberœuvre fait partie d’une collection particulière. Celle-ci possède son portail nommé Artport. Le programme du Whitney a permis la commande de plusieurs cyberœuvres qui sont toujours conservées par le musée. Dans d’autres musées, le cyberart est intégré à une collection plus large, comme une collection d’arts médiatiques ou d’art numérique. C’est le cas par exemple du Stedelijk qui, en 2016, a intégré les collections du Museum of the Image (MOTI), lesquelles comprenaient plusieurs cyberœuvres. Lors de ce transfert, la création d’une collection spécifique et d’un programme muséologique spécialisé n’a pas été jugée nécessaire.

Le Whitney, tout comme Rhizome, a intégré le Forging the FutureCe groupe d’outils a été conçu par un consortium de musées et d’organisations, dont le Whitney et Rhizome, qui vise à faire évoluer l’approche des médias variables (AMV) comme méthodologie de gestion de collections et il y contribue. Dans ce contexte, le langage VocabWiki, utilisé également par Wikipédia, permet l’élaboration et le prolongement des métadonnées utilisées pour classer une cyberœuvre.

Présentation

C’est à l’étape de la présentation que le musée et le centre d’archives se distinguent le moins. La cyberœuvre en exposition ou en cyberexposition est un objet inhabituel se situant entre l’objet d’art et la performance. Dans l’espace d’exposition physique, la cyberœuvre est un objet installable. Elle est toutefois très interactive et en faire l’expérience peut prendre du temps. La cyberœuvre est, en ce sens, très exigeante pour le regardeur. Le musée, comme le centre d’archives, cherche à rendre l’exposition accessible. En ce sens, ils souhaitent l’adapter. Ce faisant, ceux-ci ont - paradoxalement pour le musée - recours à la variation (versions) de la cyberœuvre en vue de sa mise en exposition : la cyberœuvre est modifiée lors cette étape. Le domaine de l’exposition, de la médiation ou du commissariat dépend autrement peu du contexte institutionnel et relève plutôt d’une démarche plus individuelle d’écriture, variant d’un commissaire à un autre.

Le centre d’archives et le musée : une approche similaire de la présentation

Le centre d’archives possède des droits d’exposition limités. Ceci ne l’empêche pas de conclure des ententes particulières dans le cadre d’une exposition. Sinon, la création d’une exposition par le centre d’archives ne diffère pas beaucoup de la création d’une exposition au musée. La cyberœuvre, bien qu’elle possède certaines particularités, ne pose pas de contraintes spécifiques. L’exposition de cyberœuvres dépend intégralement de la vision du commissaire et moins de procédures strictes imposées par une institution ou de contraintes provenant de la cyberœuvre.

Le centre d’archives, comme le musée, est ouvert à la collaboration de l’artiste lors de l’installation de la cyberœuvre en exposition. Les modalités de la collaboration dépendent à la fois du commissaire et de l’artiste. La cyberœuvre peut alors faire l’objet de réparations mineures, ou elle peut être complètement reprise par l’artiste afin d’en faire une variation adaptée à l’exposition en question. C’est parfois une occasion pour l’artiste de revisiter son œuvre et de l’enrichir. Néanmoins, le centre d’archives est généralement plus favorable à ce genre de variation que le musée.

Généralement, les commissaires prennent en considération les juxtapositions entre les différents types d’œuvres et de cyberœuvres de l’exposition, qu’elles soient sur support numérique, sculpturales, photographiques, vidéos, installatives, etc. L’imaginaire et la trame narrative n’excluent pas la cyberœuvre. Au contraire, celle-ci s’intègre au récit de l’exposition physique, comme à celui de la cyberexposition.

Dans l’exposition physique, la cyberœuvre peut prendre différentes formes. Cette forme dépend du niveau d’interactivité requis par la cyberœuvre, mais aussi du niveau d’interactivité jugé désirable par le commissaire. La cyberœuvre est souvent hautement interactive et nécessite une certaine attention de la part du visiteur. Elle peut donc ainsi causer un certain niveau de fatigue muséale par l’attention qu’elle requiert. Elle peut également désorienter par sa profondeur (interface et contenu) ou par ses modalités interactives et matérielles.

Les modalités d’interaction de la cyberœuvre en exposition peuvent varier selon les intentions du commissaire. Celle-ci peut être projetée comme une vidéo ou affichée sur un écran en boucle. Certaines cyberœuvres requièrent un matériel informatique qui permet une lecture contextuelle temporelle appropriée. Dans ce cas, la cyberœuvre peut, par exemple, être présentée dans un émulateur ou sur un écran à tube cathodique. Le choix de la souris, d’un pavé tactile ou d’un écran tactile n’est pas non plus anodin. Par exemple, la précision du curseur peut influencer la lecture ou rendre impossible l’interaction.

  1. Introduction
  2. Méthodologie
  3. Cadre Théorique
  4. Harmonisation des processus de la muséalisation
  5. Études de cas
  6. Résultats de la recherche appliquée
  7. Conclusion