Conclusion
Tout au long de ce projet de recherche, la plus grande ambiguïté concernait la définition de l’objet de la recherche, la cyberœuvre. Nous savons maintenant que la cyberœuvre est un objet qui se définit de différentes façons, selon le contexte. Il ne semble pas y avoir une seule définition universelle, mais plusieurs variations.
La cyberœuvre est d’abord une pratique circulaire. C’est un mécanisme de création par cycles de transformation (Barats, 2013, p. 136). La cyberœuvre est un objet pour lequel il n’existe pas d’authenticité (Reijden, 2008) sinon que celle-ci réside dans l’expérience du regardeur Pensons ici à l’idée de conservation de l’expérience du visiteur. Lors des entrevues, ce point fut soulevé à plusieurs reprises.. La cyberœuvre peut être une œuvre collaborative ou être le produit d’un seul artiste. La cyberœuvre est performative, éphémère, lente, multiple, etc. (Colman, 2005). Comme objet de musée, elle vieillit différemment, voire mal selon certains auteurs, tel Fischer (2004). Elle est contrainte au Provient du mot anglais désignant une toile, comme une toile d’araignée. Dans le domaine de l’informatique, le Web représente une partie d’Internet regroupant tous les sites du réseau mondial et reposant sur le principe des liens hypertextes (Rey & Morvan, 2005, p.2036)., à « Réseau informatique mondial constitué de sous réseaux utilisant le même protocole de communication TCP/IP et auquel des millions d’utilisateurs peuvent se connecter » (Rey & Morvan, 2005, p.2070) (Baumgärtel, 2006) ou à son support. Tous ces exemples pointent vers une définition plurielle de la cyberœuvre.
Les études de cas ont permis de concevoir la cyberœuvre comme un objet possédant plusieurs formes et plusieurs potentiels d’actualisation. Parfois, elle est rendue visible par sa nature numérique, lorsque celle-ci se matérialise dans son état original sur l’écran. Parfois par sa variation, par ses versions, elle se transforme devenant ainsi un autre objet distinct de l’original.
Les trois modes de la cyberœuvre
Ce qui rend l’œuvre cyber, ce sont les modes de création qui la constituent. La cyberœuvre est soit créée : 1) avec les langages de programmation du Web, qui ont prédominé à l’époque du Appellation anglophone de l’art en ligne. Le terme est utilisé notamment par le Rhizome, qui l’utilise officiellement dans le titre de leur anthologie : Net Art Anthology.; 2) en faisant usage du Web sans avoir recours à l’écriture de code, comme à l’époque Le post-internet une période se rattachant entre autres à la pratique du cyberart. Cette période est marquée par l’influence de l’Internet dans la pratique artistique et dans la vie de tous les jours (de la Chapelle, _n.d._)., par l’usage notamment des médias sociaux; 3) par des technologies ou des pratiques auxiliaires (photographie, vidéo, image de synthèse, etc.) et ensuite publiées sur le Web sous la forme d’une cyberœuvre. Le troisième mode vient sans doute mobiliser les deux premiers. Rappelons que la cyberœuvre est sujette à la variation. C’est ce qui fait qu’elle peut être reprise sur le Web comme dans l’espace physique. La cyberœuvre agit ainsi comme un super-médium, à la fois médium, support et dispositif.
La cyberœuvre comme dispositif autorise sa propre diffusion, rend possible son accès, mais aussi son évolution par la variation. La cyberœuvre est à la fois œuvre et dispositif. Il est possible de constater que la cyberœuvre n’est pas simplement une œuvre sur Internet. Elle n’est pas uniquement un dispositif pour le Web, elle prend son sens par le Web, car elle en est constituée. S’il est possible de comprendre cette nuance, la muséalisation de la cyberœuvre devient soudainement plus simple.
En déterminant si la cyberœuvre peut être indépendante du contexte Web, elle peut être traitée en conséquence lors de sa muséalisation. En réponse à l’énoncé de recherche, oui, la cyberœuvre peut être muséalisée. C’est possible si on comprend bien sa nature, comme objet médiatique, qui peut présenter des différences selon les contextes. Ainsi, il ne serait pas avisé de créer un modèle rigide de muséalisation de la cyberœuvre. Lors des entretiens, les réponses des participants ont démontré qu’il n’était pas souhaitable que la cyberœuvre soit régie par un processus fixe, tant pour des raisons artistiques et que de conservation. Le concept de la variation permet de démontrer que la cyberœuvre est un objet flexible, qui gagne à être éphémère et qui, sinon, devient obsolète à trop vouloir être permanente. L’étude d’Uncomfortable Proximity révèle en ce sens qu’une approche rigide de la cyberœuvre peut, avec le temps, opérer une sorte de dégradation, malgré un état initial de conservation irréprochable.
Les processus de la muséalisation
En ce qui a trait aux processus harmonisés de la muséalisation, il est pertinent de constater que plusieurs modèles existent. Ceci met en évidence l’intérêt des institutions pour la muséalisation de la cyberœuvre. Il est à noter que l’harmonisation des modèles a pu démontrer une compatibilité du processus entre la cyberœuvre et l’œuvre d’art en général. Les entretiens ont pu démontrer que les activités des musées liées à la sélection et à la recherche font partie d’un plan de muséalisation, alors que les centres d’archives, même en procédant à des activités similaires, n’encadrent pas celle-ci dans un processus global. Tout en faisant preuve de flexibilité, comme la définition de la cyberœuvre est multiple, la meilleure pratique quant à sa muséalisation est de s’en tenir aux opérations habituelles de celle-ci, soit la sélection, la recherche et la présentation. Cela permet de rendre cet objet documenté, inaliénable et possédant une identité structurelle, contextuelle et fonctionnelle (Mairesse, 2011).
À l’étape de la sélection, la cyberœuvre est acquise selon plusieurs types de critères. D’abord, selon sa correspondance au programme muséologique en place, mais aussi selon sa valeur significative pour la collection. Ensuite, comme la cyberœuvre est un objet contemporain, l’artiste est souvent interviewé afin de mieux comprendre les besoins de la cyberœuvre en vue de sa conservation. Elle peut être acquise dans différents contextes. Elle peut être initialement dans un état dysfonctionnel, elle peut être commandée ou elle peut être dans un état fonctionnel, mais incompatible avec les besoins du musée. Ce qui rend la cyberœuvre particulière, c’est qu’elle peut être modifiée en vue de son acquisition, même lorsque commandée. C’est une première occasion de variation.
À l’étape de la recherche, la cyberœuvre pose plusieurs défis de taille aux conservateurs. Elle nécessite un niveau d’expertise spécialisé en informatique afin d’éviter sa dégradation. Rappelons que la dégradation de la cyberœuvre peut être causée par l’obsolescence du matériel informatique, mais aussi par un changement de contexte culturel. Ainsi la préservation de la cyberœuvre nécessite en soi la variation de celle-ci, ce qui constitue une sorte de paradoxe, toujours dans l’objectif de préserver l’expérience plutôt que l’objet. Nous avons vu que la conservation de la cyberœuvre peut passer par différents procédés, comme la migration, l’émulation, la reconstitution, etc. La stratégie adoptée repose alors sur les objectifs de l’opération ainsi que sur l’état initial de la cyberœuvre avant sa conservation. Par exemple, dans le cadre de la Net Art Anthology, chaque cyberœuvre, en vue de sa présentation, a fait l’objet d’un effort de conservation passant par une ou plusieurs de ces méthodologies, l’objectif étant de rendre accessibles ces cyberœuvres par le biais de l’interface de la cyberexposition.
Toujours à l’étape de la recherche, la documentation de la cyberœuvre est un processus qui est complexifié par les limites de celle-ci. Lorsqu’elle nécessite un référentiel externe de données spécifiques ou qu’elle fait partie d’un réseau de pages web plus complexe, tels les réseaux sociaux, il devient difficile de procéder à sa documentation. Des outils comme le WebrecorderConsulter webrecorder.io de Rhizome ont été développés afin de faciliter la tâche du conservateur. Cela lui permet d’enregistrer une session de navigation, selon un fil narratif spontané, d’une arabesque, et d’en conserver une série d’archives web statiques. Cette méthode permet de documenter dynamiquement une cyberœuvre sans avoir recours à un enregistrement vidéo. La documentation de la cyberœuvre a donc nécessité le développement de nouvelles méthodes d’enregistrement, plus fidèles que la vidéo ou la photographie.
À l’étape de la présentation, la cyberœuvre impose souvent une adaptation ou une variation. Les artistes sont invités à collaborer avec les commissaires afin d’installer la cyberœuvre dans l’espace d’exposition. Cela fait en sorte que les expositions ressemblent plus à des événements ou à des performances, où l’artiste et le commissaire proposent une nouvelle expérience de la cyberœuvre. À ceci s’ajoute le besoin subséquent de conserver la variation de la cyberœuvre produite spécifiquement pour l’exposition. La cyberœuvre est un objet hautement interactif, en conséquence, le commissaire doit parfois avoir recours, une fois de plus, à la variation ou à l’adaptation de la cyberœuvre. Finalement, la cyberœuvre possède aussi un potentiel de cyberexposition inégalé. Celle-ci se présente par un émulateur de navigateur, ou directement par le navigateur d’origine si cela est possible. L’exposition Net Art Anthology en est un exemple très réussi, combinant émulation, documentation, archives, etc.
Un réseau implicitement en évolution
Le Web fêtait cette année ses 30 ans. Aujourd’hui, ce réseau, qui se caractérise de plus en plus par l’intelligence artificielle, la monétisation des données personnelles et des droits d’auteurs, engendre un cyberespace rempli de possibilités. Voilà pourquoi s’interroger sur la cyberœuvre est pertinent, et voilà pourquoi les musées d’art devraient s’en préoccuper davantage, dans toutes ses considérations.
L’indice UV
Pourquoi la cyberœuvre n’est pas autant muséalisée que les œuvres dites classiques? Selon deux des quatre participants : parce que ce n’est plus si sexy. L’intérêt du public n’est plus tout à fait là. Il s’agit sans aucun doute d’un contexte de niche, il faut s’en rappeler. La collection de la cyberœuvre dépend intégralement de la motivation des commissaires, des institutions et du public. Avec le temps, le cyberart a de plus en plus de difficulté à attirer du financement, alors que sa muséalisation devient plus coûteuse. Bien que les centres d’archives et les musées tentent de mettre en commun les méthodes de restauration et de conservation, il demeure que chaque cyberœuvre nécessite une solution personnalisée. Notre niveau de connaissances actuelles quant à la pérennité de la cyberœuvre, et plus largement des documents numériques, engendre un retard sur le plan des méthodes de conservation et de restauration de ce type d’objets. Ainsi, on risque, dans dix ans, dans un demi-siècle, de ne pas être en mesure de consulter et d’apprécier une cyberœuvre qui risquera d’être oubliée, car technologiquement perdue.