Cyberœuvre & musée

Cadre théorique

Cette section rend compte de la revue de littérature et traite tour à tour des thèmes se rattachant à la muséalisation de la cyberœuvre. Cette progression par thèmes aide à décortiquer et à organiser les données issues de la littérature. Elle le fait notamment en résumant la pensée et les raisonnements d’auteurs, d’historiens de l’art et d’artistes (traitant du cyberart, de la cyberculture, de l’archéologie du numérique, d’esthétique), mais aussi de muséologues (traitant de commissariat, d’interface, d’exposition et finalement de muséalisation).

Certaines de ces lectures sont venues aussi alimenter la problématique sur le plan méthodologique, en proposant des pistes d’activités de recherche ou des méthodes méritant une exploration.

Par ailleurs, le cadre théorique proposé démontre une certaine variation terminologique, voire un degré d’imprécision, engendré par la diversité des termes utilisés par les auteurs cités pour identifier certaines réalités relatives à la problématique. Par exemple, pour certains, il est question d’art numérique. L’« Forme d’art fondée sur l’usage des technologies numériques. L’art numérique peut revêtir différentes formes : musique numérique, sculpture numérique, images de synthèse 2D ou 3D, œuvres interactives en ligne, etc. » (Glossaurus DOCAM), dans la perspective de cet essai, ne se rapporte pas exclusivement à ce qui est Préfixe. Sert à produire des mots composés concernant le multimédia, et notamment le réseau Internet et le Web (Rey & Morvan, 2005, p.2065) — ce qui est porté par la toile — mais simplement à l’art faisant usage des technologies numériques, soit en ligne ou hors ligne (Langlois, 2015). Du côté anglophone, bien que le terme cyberart puisse être adéquat, il est plus souvent question de Appellation anglophone de l’art en ligne. Le terme est utilisé notamment par le Rhizome, qui l’utilise officiellement dans le titre de leur anthologie : Net Art Anthology.Appellation anglophone de l’art en ligne. Le terme est utilisé notamment par le Rhizome, qui l’utilise officiellement dans le titre de leur anthologie : Net Art Anthology. : à ne pas confondre avec Mouvement artistique issue d’une période précise du cyberart entre 1994 et 1999. Cette période émerge à la suite d’un manifeste rédigé par Natalie Bookchin et Alexei Shulgin intitulé _Introduction to net.art (1994-1999)_. (Bookchin et Shulgin, 1997), qui fut une période précise du cyberart. Cette période émerge à la suite du manifeste rédigé par Natalie Bookchin et Alexei Shulgin intitulé Introduction to net.art (1994-1999) (Bookchin & Shulgin, 1997).. Bref, actuellement, la terminologie relative à notre objet d’étude ne fait pas consensus et doit souvent être mise en contexte en fonctions des auteurs.

Cyberart

Avant de traiter du processus de muséalisation, il convient d’approfondir la définition du cyberart. Tout d’abord, il faut comprendre que, dans le contexte de cette recherche, la cyberœuvre découle du cyberart. Le cyberart peut être entendu comme la pratique ou la démarche générale d’un cyberartiste, qui utilise spécifiquement l’« Réseau informatique mondial constitué de sous réseaux utilisant le même protocole de communication TCP/IP et auquel des millions d’utilisateurs peuvent se connecter » (Rey & Morvan, 2005, p.2070) comme médium de création. En termes d’approches, cette démarche artistique peut différer d’un artiste à l’autre. Il ne s’agit pas ici d’en faire la liste, ni d’en dégager les grandes catégories, mais de comprendre ce qui vient influencer la démarche d’un cyberartiste qui produit une cyberœuvre.

Tout d’abord, il y a la question incontournable de la reproductibilité. C’est un concept fréquent dans la littérature. Rappelons que Benjamin souligne très tôt (1935) l’impact de la reproduction technique sur l’œuvre d’art. Par sa reproduction, l’œuvre d’art se trouve valorisée par sa capacité à être maintes fois « exposée » et non pour sa valeur cultuelle. « L’ère de la reproductibilité technique a déraciné l’art de son fondement cultuel, lui retirant à jamais tout semblant d’autonomie. » (Benjamin, 2014, p. 41). La portée globale du cyberespace permet d’observer ce que Benjamin percevait dans la perte de l’unicité de l’œuvre et dans la reproduction mécanique. Dans le cyberespace, il est inutile de chercher l’original, car celui-ci prend forme par la reproduction, avant d’être aussitôt détruit — la cyberœuvre apparaît à l’internaute, avant de disparaître lorsque celui-ci a terminé de l’observer. L’originalité de la cyberœuvre se retrouve ainsi dans sa multiplicité.

La « reproductibilité » permet la circulation de la cyberœuvre. Pour qu’une cyberœuvre soit adoptée, elle doit se reproduire, dans le sens de se produire à nouveau. L’existence même de la cyberœuvre dépend de ce cycle entre l’apparition et la destruction. Christine Barats (2013) identifie même un processus sémiologique spécifique dans cette circulation, qu’elle compare au mécanisme sémiotique de la citation. Celui-ci est simplement opéré par l’internaute, libre de décontextualiser un contenu pour le contextualiser ailleurs, édité, transformé, mais toujours en lien avec l’original. L’Internet est aujourd’hui institutionnalisé par les médias sociaux, où se démarque un nouveau type de cyberart, valorisé par les partages et l’appréciation — les « likes ». (Cornell & Halter, 2015, p. 417) De plus, une cyberœuvre évolue en parallèle avec l’actualité, elle est donc influencée entre autres par les mouvements et fluctuations de la culture, de l’économie.

Le caractère multiple du cyberart est problématique pour le musée puisque celui-ci valorise autant l’unique que l’authentiqueLa relation de l’authentique et du musée revient à l’origine du musée. Comme le note l’auteure Erika Balsom dans un article intitulé Against the Novelty of New Media, l’authenticité est un idéal subjectif, provenant du monde des objets, et plus particulièrement du musée. Le caractère technologique de la cyberœuvre vient complexifier sa relation avec le musée, car celui-ci, par son caractère anti-technologique reconnait difficilement l’authenticité de la cyberœuvre (Balsom, 2017, p. 88). La photographie et sa reproductibilité, telle qu’annoncée par Benjamin, s’est avérée apte à intégrer le musée, notamment grâce à la matérialité et à la quantité limitée du tirage photographique. Mais l’existence multiple et « immatérielle » de la cyberœuvre est problématique et pousse les institutions muséales à cerner et valoriser la rareté et la matérialité de celle-ci (Reijden, 2008). La quête de la valeur immatérielle s’inscrit dans un projet plus large, celui du patrimoine immatériel, existant entre autres dans le geste humain. Il convient de se demander si la cyberœuvre est un objet qui peut être achevé, en ce sens qu’il se sépare du geste humain à un certain point dans sa vie, favorisant le développement de son unicité, malgré sa multiplicité.

Création distribuée, collaboration et partage

La cyberœuvre est souvent collaborative. Roy Ascott, artiste, sera un des premiers à constater le phénomène qu’il identifie comme étant de la création distribuée. Ensuite, par des outils comme l’approche des médias variables (Depocas, Ippolito, & Jones, 2003), on a constaté que le cyberart est reconnu comme difficilement attribuable au travail d’un seul individu, d’un seul artiste. Alison Colman, artiste, remarque que la collaboration, lors de la création d’une cyberœuvre, ainsi que et son mode de distribution, ne favorisent pas l’unicité et rendent conséquemment sa muséalisation difficile (Colman, 2005, p. 15).

Le cyberespace se présente donc comme un lieu de création distribué où l’utilisateur est libre de découvrir ce qui l’intéresse, selon ses propres désirs fondamentaux qui le poussent à développer le cyberespace par sa propre participation. « Distributed authorship is the term I coined to describe the remote interactive authoring process for the project La Plissure du Texte. » (Ascott, 2006, p. 283). Le cyberespace est un lieu de participation et de collaboration qui remet en question l’idée du génie, du chef d’œuvre, voire d’un objet unique.

Archéologie du numérique

L’archéologie du numérique, tel qu’indiqué dans l’énoncé de la problématique de ce projet, joue un rôle opératoire au moment de la sélection de la cyberœuvre en vue de sa muséalisation. Le champ disciplinaire de l’archéologie du numérique prend ses racines dans celui du cinéma. Les textes les plus importants parlent de « Media archaeology ». L’archéologie du numérique se préoccupe de l’objet numérique, autant pour sa matérialité que pour sa valeur culturelle. Dans un contexte muséal, plus particulièrement celui de la muséalisation de la cyberœuvre, l’objectif de l’archéologie du numérique, en vue de la sélection et de la recherche peut être entendu de diverses manières. Est-ce d’identifier et de sélectionner la matérialité (équipement) de la cyberœuvre dans le but de la conserver? S’agit-il davantage de conserver les idées, la démarche et les intentions des artistes sous la forme de documentation?

En ce qui a trait à la matérialité de l’objet numérique, elle se situe au niveau du support numérique. De tous les types de supports, ce sont les supports magnétiques qui ont tendance à être plus permanents et donc plus aptes à la rétention de données numériques (Ross & Gow, 1999, p. 1). La compression des données sur un support matériel augmente la capacité de celui-ci, mais rend les données plus difficiles à interpréter. La perte d’une relation directe entre les données et leur représentation sur le support diminue grandement les chances de récupération des données lors de manœuvres de récupérations extrêmes (Ibid., p. 13). Dans la plupart des cas, l’expérience professionnelle et amateure joue un rôle important dans la reconnaissance de motifs et de structures de données sur les supports endommagés (Ibid., p. 16). Ainsi, bien que le support numérique, comparé au support physique tel que le papier, ait une apparence moins transparente, il reste qu’il est possible de décoder les données de façon manuelle (Day, 2006, p. 3; Ross & Gow, 1999). La robustesse des supports matériels dépend de plusieurs facteurs, la permanence des matériaux n’en est qu’une. Deux autres, l’obsolescence technologique et l’incompatibilité des technologies anciennes peuvent amener à la dégradation de données. Impermanence des supports et obsolescence peuvent rendre la sélection par l’archéologie numérique complexe, voire impossible. Ce sont des enjeux qui s’opèrent dès la première étape de la muséalisation. La cyberœuvre n’est pas nécessairement, ou automatiquement éphémère. C’est l’évolution des systèmes informatiques qui la rend éphémère. Elle est éphémère surtout si elle est supprimée volontairement.

L’auteur Wolfgang Ernst (2011, p. 241) propose une vision très pratique de l’archéologie des médias L’archéologie des médias (media archaeology) se réfère non seulement à l’archéologie du numérique, mais en fait à l’archéologie des médias qui ne sont pas numériques. Il est important de l’entendre ici avec cette nuance. Ce champ disciplinaire est parent de l’archéologie du numérique et est plus abondant dans la littérature.. Selon lui, l’archéologie, contrairement à l’histoire, s’est toujours intéressée aux fragments et aux preuves matérielles résiduelles. Ainsi, c’est l’importance du fragment, ou du support matériel, qui supplante celle du média qui a servi ou qui sert de véhicule. L’archéologie des médias n’opère donc pas au plan phénoménologique, ce qui est perçu par l’individu, mais plutôt au niveau du dispositif (Ibid., p.252). Certains auteurs, comme Jussi Parikka et Wendy Hui Kyong Chun, se préoccupent plutôt de la mémoire artificielle, donc de sa valeur culturelle. La mémoire, en elle-même, n’est ni permanente ni éphémère :

Memory, with its constant degeneration, does not equal storage; although artificial memory has historically combined the transitory with the permanent, the passing with the stable, digital media complicate this relationship by making the permanent into an enduring ephemeral, creating unforeseen degenerative links between humans and machines.

(Chun, 2011, p. 184)

Chung explique ainsi la notion de permanence éphémère (enduring ephemeral), qui permet de mieux saisir la relation entre le support numérique matériel (la mémoire artificielle) et la valeur culturelle. Ce n’est pas seulement pour des raisons matérielles, mais aussi parce que la mémoire artificielle doit être comprise dans un cycle ré-générationnel, où sa lecture est une pratique nécessaire à sa conservation (Parikka, 2012, p. 120). Les données numériques, à l’instar du régime de transmission du patrimoine immatériel (UNESCO, 2018), notamment des histoires orales, de la danse ou des légendes, doivent être réactualisées et interprétées afin d’être transmises aux nouvelles générations. Cette approche ré-générationnelle s’oppose en quelque sorte à l’approche de l’archéologie des médias de Ernst et à son intérêt pour ce qui est résiduel et donc non réactualisé. En 2006, Baumgärtel soulignait également l’importance qu’était le thème de l’immatérialité lors des balbutiements des technologies de l’information. Selon l’auteur, le télégraphe, le téléphone puis Internet ne jouent aucun rôle dans le déplacement de l’information d’un point à un autre (2006, p. 61).

Enfin, l’approche des médias variables, brièvement abordée précédemment, permet quant à elle de prévoir les besoins d’une œuvre médiatique. Un questionnaire, rempli par l’artiste, permet d’anticiper les différents scénarios qui pourraient mettre une œuvre en danger et de suggérer des procédures de préservation en conséquence. « Le questionnaire n’est pas un sondage sociologique, mais un instrument visant à déterminer comment les artistes aimeraient voir leurs œuvres recréées à l’avenir —- si le cas se présentait. » (Depocas, Ippolito, & Jones, 2003, p. 47). L’idée est de faciliter les prises de décision et d’éviter d’adopter une approche universelle pour toutes les œuvres médiatiques. Chacune de celles-ci induit donc des réponses différentes quant au questionnaire de cette approche. Si cela peut certainement servir à guider les muséologues concernant la conservation, la restauration et la présentation d’une cyberœuvre, cela facilite également l’étape de sélection du processus de muséalisation de celle-ci, et donc en quelque sorte, fournir des repères efficaces quant à une possible archéologie numérique.

Contextes de production et esthétique

Le caractère esthétique, dans le contexte de la cyberœuvre et dans ce cadre théorique renvoie à la façon dont la cyberœuvre se manifeste, dont elle apparaît au regardant. L’esthétique, dans le contexte du cyberart, est spécifiquement abordée dans le texte d’Alison Colman (2005) intitulé Constructing an Aesthetic of Web Art from a Review of Artists’ Use of the World Wide Web. Ce texte nous ramène à la racine grecque du mot « esthétique », de ce qui est perceptible et non simplement de ce qui relève du beau. Le type d’esthétique du cyberart, toujours selon Colman, rend difficile sa muséalisation. C’est probablement un indice quant au fait que ce type d’art soit relativement ignoré par les musées. La cyberœuvre est un objet performatif. Son esthétique découle de sa constitution, de sa nature technologique. Elle est également tributaire de sa navigation, généralement plus lente que la navigation d’un site web usuel. Cette navigation lente est associée à la contemplation plutôt qu’à la consommation. Colman s’oppose à l’approche de la notion de l’esthétique de l’information (info-aesthetics) apportée par Lev Manovich. Elle croit que celle-ci met trop d’emphase sur les technologies employées par les artistes, aux dépens des stratégies visuelles et de communication pouvant être élaborées par les artistes (Colman, 2005, p. 21). Colman préfère observer l’esthétique de la cyberœuvre par l’entremise de l’étude des mots et des images par rapport au contexte historique (Ibid., p. 22).

La notion de qualité esthétique, entendue de façon large, a été grandement couverte à l’écrit par différents artistes et historiens de l’art. Cependant, tant l’esthétique que les contextes de production de la cyberœuvre ont plus rarement fait l’objet d’écrits. À cet égard, il est important de relever ce qui existe actuellement dans la littérature. La suite de ce chapitre est divisée en six thèmes qui sont en prise avec notre objet d’étude : conservation et préservation ; image numérique ; médium ; culture de masse et avant-garde ; contraintes du dispositif ; pérennité ou dégradation esthétique.

Conservation et préservation

Parce qu’il est issu de son contexte de production technologique, l’objet numérique vieillit rapidement et mal, lorsqu’on le compare au livre ou aux autres médias plus stables. Il serait donc improbable de voir les médias traditionnels disparaître au profit des « nouvelles » technologies. Le cercle n’a pas fait disparaître le carré et la peinture n’a pas été abandonnée au profit de la photographie (Fischer, 2004, p. 209). Bien au contraire, Fischer remarque, par exemple, que le numérique « [...] nous fait redécouvrir les vertus et le potentiel du livre » (Ibid., p. 206), mais aussi que le numérique, à l’inverse, libère le livre de fonctions mieux adaptées au numérique — comme c’est le cas avec l’hyperlien. En exemple, l’auteur trace un parallèle entre l’arrivée de la photo et les « grandes aventures abstraites » (Ibid., p. 206). La peinture, indique Fischer, était relevée des contraintes du réalisme et pouvait se permettre de devenir autre chose.

Image numérique

Par opposition à l’image photographique, l’image numérique traduit l’invisible, le code, en construction visible. Si l’on considère que l’utilisation d’une caméra n’est pas nécessaire dans le cas d’une image numérique de synthèseDans le texte de Katz, l’image numérique de synthèse est simplement définie en opposition à l’image photographique. La lumière est un préalable nécessaire à l’image photographique, alors qu’elle ne l’est pas pour l’image de synthèse (Katz, 2004, p. 207). L’image de synthèse est réée ou modifiée par des logiciels graphiques, mais elle n’est jamais une capture réelle de la lumière., on peut donc affirmer que celle-ci est autonomeUne photographie numérique ou une vidéo enregistrée par une caméra ne sont pas des images numériques de synthèse.. L’image numérique de synthèse laisse paraître le point de vue d’un auteur, un regard sur le monde (Katz, 2004, p. 220). Dans un contexte de production et par opposition à la photographie, ce type d’image nous permet de constater que la constitution de l’image est complètement contrôlée. Elle ne s’appuie plus sur la trace lumineuse requise par la photographie ou la vidéo. L’image numérique de synthèse est directement manipulable et élimine la distance entre l’artiste et l’image lors de sa production.

Médium

La cyberœuvre vient souvent de pair avec une expérimentation du médium par lequel elle est constituée — l’Internet. Elle tente d’utiliser les contraintes et les qualités formelles du de celui-ci pour définir son sujet. Elle tente aussi de déstabiliser l’utilisateur, de sorte à provoquer de nouvelles sensibilités à ce médium qui est constamment en changement (Baumgärtel, 2006, p. 63). L’esthétique de la cyberœuvre découle donc du médium dont elle fait partie. Par conséquent, la cyberœuvre est dépendante de l’évolution technologique : par exemple, le cyberart est formé par les outils et les réseaux qui se trouvent dans le cyberespacePour nommer quelques outils : le GIF, le flux RSS, le blog, le vlog. Pour nommer quelques réseaux : Friendster, Myspace, Facebook, Youtube, Twitter, Tumblr.. Ainsi, les cyberartistes exploitent les combinaisons infinies du Web. Le postulat de la création par le procédé qu’est la combinaison est essentiel dans la définition de la pratique et de la technique du cyberart. Par ailleurs, s’il y a le cyberartiste programmeur, il y a aussi le cyberartiste du Le post-internet une période se rattachant entre autres à la pratique du cyberart. Cette période est marquée par l’influence de l’Internet dans la pratique artistique et dans la vie de tous les jours (de la Chapelle, _n.d._).. Le cyberartiste n’aborde pas systématiquement dans sa démarche les notions de la programmation web. Celui-ci met plutôt à profit les outils et réseaux du cyberespace. La période post-internet est définie par l’omniprésence du cyberespace et des médias sociaux dans la culture populaire contemporaine. Le cyberartiste issu du post-internet, se définit à la fois par l’influence d’Internet en ligne et hors ligne (Moss, 2015). La ligne entre l’internaute et le cyberartiste est fine — « Artists needs to find ways to make their work into something that can be preserved. Otherwise they will not be able to be artist, they will be just people goofing off on the internet. » (Espenschied, 2016, p. 219). À propos de l’artiste programmeur, Heather CorcoranDans une entrevue de Heather Corcoran, menée par Dragan Espenschied dans le cadre de l’exposition Electronic Superhighway (Espenschied, 2016, p. 214), de RhizomeLe Rhizome est un organisme en résidence au New Museum à New-York. Sa mission relève de la commande, de l’exposition, de la préservation numérique et de la conception de logiciel en lien à l’Internet et à l’art né-numérique ((rhizome.org)[rhizome.org])., remarque que le cyberartiste tend à explorer à contresens les nouveautés technologiques (Ibid., p. 220). Ainsi, depuis l’époque où le cyberartiste devait programmer ses propres cyberœuvres, celui-ci peut maintenant investir les réseaux sociaux ou les différents et multiples services se trouvant en ligne comme lieux, voire contextes de production artistique.

Le médium de la cyberœuvre se définit par les outils ayant été utilisés. Dragan Espenschied fait cette remarque lors d’une entrevue : le médium de la cyberœuvre, tel qu’indiqué sur le cartel d’exposition, contenait à l’époque (entre 1990 et 2000) des informations inventées de toutes pièces, ne suivant aucune convention. On disait parfois « Java, HTML, navigateur... ». C’est ce qui était équivalent à spécifier qu’une sculpture était en bois et qui indiquait comment elle devait être conservée. C’est la même chose avec le cyberart, dit-il (Espenschied, 2016, p. 218). Si le type de médium influence l’esthétique de la cyberœuvre, il fait par ailleurs varier les efforts de conservation et de présentation dans un contexte muséal : offrir une description claire du médium impliqué, des outils et des réseaux utilisés est donc important.

L’Internet est profondément ancré dans notre culture, au point où celui-ci devient invisible, transparent, ou du moins difficile à distinguer de la réalité. Il s’est déplacé du cyberespace à l’espace physique, il n’est plus un endroit isolé, anonyme et solitaire (Steyerl, 2015, p. 16). Si l’Internet devient transparent, il est en contrepartie totalement traçable, comme outil intrinsèque de surveillance. Ainsi l’Internet doit être perçu comme une extension du corps, où il devient si près du corps qu’il devient absorbé et complètement intégré dans nos gestes, notre culture et nos habitudes. C’est dans ce contexte de proximité « individu-machine » que le cyberart s’imbrique dans la mégastructure qu’est le Web, car l’existence même du cyberart relève de la technologie et des internautes qui l’utilisent (Saberian, 2016, p. 309). Michael Salmond, en revanche, présente la technique du code comme un médium créatif au même niveau que la peinture ou la sculpture.

The letters and numbers are the art form. The expression is in the ascii. We must examine and set up discourses surrounding coding as a form of craft in itself, separate from the externalized interface or visuals.

(Salmond, 2013)

Les deux auteurs, même s’ils se contredisent, permettent de mettre en évidence le malaise qui existe quant à l’art et au cyberespace. Qu’est-ce qui est vrai, faux? Qu’est-ce qui est matière? Qu’est-ce qui est immatériel et qu’est-ce qui relève de l’automatisme ou d’une pratique? De nombreux auteurs ont ce point de vue divergeant.

En ce qui a trait au médium, il faut constater que la cyberœuvre n’a rien de concret ou de définitif. Bien que les auteurs s’entendent sur certains points, force est de constater que le cyberart est un médium complexe qui nécessite une prise en compte du contexte de production de chaque cyberœuvre.

Culture de masse et avant-garde

Le cyberart est une pratique encore récente et son histoire reste largement inédite dans la littérature. Cependant, il est établi que le cyberart s’adapte aux mécaniques culturelles se déployant dans l’actualité aussi rapidement qu’elles sont créées. Pour Jesse Darling, il se trouve toujours à l’avant-garde de la culture de masse, et n’est jamais rattrapé par celle-ci. En général, cette pratique artistique suit de près les tendances qui marquent l’évolution du cyberespace. Le cyberart est un acte de déstabilisation des systèmes culturels, mis en place dans le cyberespace (Darling, 2015, p. 328).

Les artistes du post-internet sont capables de réconcilier l’espace muséal et le cyberespace. Toutefois, il y a d’abord eu un malaise provoqué par les règles et les modèles de l’espace physique de l’exposition : ne pouvant s’adapter à celle-ci ou l’occuper, la cyberœuvre y est restée indifférente pendant un moment. Puis, faire entrer la cyberœuvre dans l’espace muséal physique est devenu une façon d’évoluer « vers le futur » (Quaranta, 2015, p. 436). C’est avec le temps, comme le mentionne Domenico Quaranta (Ibid.), que les artistes ont pu réfléchir à la mise en exposition de leurs cyberœuvres dans l’espace physique.

Contraintes du dispositif ou possibilités du médium

Le cyberart est contraint par les standards du Web. C’est, entre autres, ce qui pousse les artistes à en explorer les limites, comme JODIJODI est un duo d’artistes belges (Chayka, 2012). qui exploite la « page d’erreur 404 » comme point d’entrée de sa cyberœuvre, mais aussi comme point de sortie, créant ainsi une boucle de navigation d’où il est impossible de s’enfuir. « Leur démarche a pour objet l’incident, le bug, l’inconfort technologique et la perte des repères » (Fourmentraux, 2012, p. 4). C’est ce qui caractérise le cyberart tel que le voit Fourmentraux. Il ajoute que « [...] la spécificité du Net Art et de ses évolutions récentes réside aujourd’hui dans cette conjugaison d’une configuration technique et d’une occasion sociale ritualisée » (Ibid., p. 7). En fait, l’auteur observe que le médium Web, si on l’utilise pour ce qu’il est, permet de former la cyberœuvre : il s’agit, en d’autres termes, d’utiliser ses codes.

L’Internet n’est pas un médium infini. En effet, celui-ci est limité par sa nature électriqueSans électricité, il n’y aurait pas d’Internet (Groys, 2015, p. 358). Tout flux électrique est traçable, et cela s’applique à l’Internet. La cyberœuvre multipliée n’est pas copiée, elle existe simultanément à plusieurs endroits distincts et traçables. Grâce à cette traçabilité, la création d’une cyberœuvre est un procédé transparent. Or, l’artiste serait plutôt à la recherche d’un espace fermé et opaque — l’atelier d’artiste —, pour lui-même réapparaitre en public sous une nouvelle forme (Groys, 2015, p. 361). La notion de territoire dans le cyberespace est à souligner ici, où l’espace (contexte) de production se mélange à l’espace d’exposition. Dans le contexte muséal, cette distinction territoriale entre l’espace de production de l’œuvre et celui du musée est souvent nécessaire. Comment alors pratiquer cette distinction dans le contexte du cyberart?

Pérennité ou dégradation esthétique

La préservation se concrétise par une série d’opérations visant la pérennité d’un objet pour les générations futures. Outre la préservation des objets, Yves Bergeron démontre l’importance de préserver le musée comme lieu de savoir, de recherche, d’interprétation et de délectation (Bergeron, 2011, p. 618). Or, comme nous l’avons vu, la cyberœuvre doit être reproduite, elle doit circuler afin d’assurer sa préservation. Il ne s’agit pas seulement de la garder à jour sur un disque dur inaccessible. La cyberœuvre profite d’une préservation plus efficace si elle est toujours mise en exposition, accessible. Cela favorise son interprétation, notre délectation, mais cela permet aussi son étude, quel que soit le lieu où l’on se trouve.

Le phénomène numérique « vécu » se définit par la matérialisation d’une expérience établie grâce à l’interface : il est ontophanique, « [...] qui signifie que quelque chose se montre à nous » ou « la manière dont l’être nous apparaît » (Vial, 2013, p. 110) La cyberœuvre se qualifie comme phénomène numérique vécu. Issue d’une action technique et artistique, de la fabrique, tant d’un artefact que d’une œuvre, d’une pratique de mise en forme relevant de la culture matérielle, la cyberœuvre devient une activité phénoménotechnique. Le phénomène numérique vécu, et donc la cyberœuvre, « [...] affecte l’ontophanie du monde et, par la suite, l’expérience possible, en participant à la construction de notre sphère existentielle. » (Vial, 2013, p. 255). Ce phénomène est manipulable. Il peut être annulé, néantisé, copié : il est programmé. Si le numérique se définit par une suite de « 0 » et de « 1 », il est aussi abstrait à cause des langages de programmation de haut niveau. Ce sont ces langages qui permettent la manipulation des phénomènes numériques et qui définissent leur nature transitive (Ibid.). Le phénomène est perçu, il est sensoriel et phénoménal. Il est aussi possible de le manipuler directement par les langages de programmation. En contrepartie, la cyberœuvre, comme phénomène numérique vécu, est largement instable et constamment en danger de disparition.

Si ces réalités semblent peindre un portrait alarmant quant à la pérennité de la cyberœuvre, il ne faut pas oublier, c’est l’expérience de celle-ci qui disparaît et non son existence en tant qu’objet. Tant que la mémoire d’un support de sauvegarde et les moyens technologiques permettent à la cyberœuvre d’être reproduite, tant que le regardeur peut en refaire l’expérience, la cyberœuvre est préservée.

Contextes probables à la diffusion d’une cyberœuvre

La pensée en arabesque crée de nouvelles juxtapositions de sens. Le surf — navigation dans le cyberespace — est une activité qui cultive la non-linéarité par sa constitution en hyperliens. Selon Hervé Fischer, cela fait de l’Internet un espace chaotique, qui prend tout son sens dans cet état. Pour lui, le surf est commandé par la main de l’internaute, via la souris.

[Cette main] réagit aux sollicitations du cyberespace se fait différemment dans toutes les directions. Non pas seulement horizontalement de gauche à droite, de haut en bas ou de bas en haut, comme le font les écritures de diverses civilisations, mais n’importe où, selon n’importe quel angle en surface ou en profondeur à travers le feuilleté des fenêtres d’écran, dans un désordre de mouvements qui, si on en matérialisait la trace lumineuse, dessinerait des arabesques en multiples dimensions dans l’espace virtuel.

(Fischer, 2004, p. 132).

Cependant, un désordre des liens mène à la destruction de sens par « l’absence de relations linéaires causales ou narratives » (Ibid., p.142). Ceci marque le paradoxe de la pensée en arabesque, qui nécessite une organisation de l’espace, mais qui favorise sa déconstruction lors de sa lecture et de son expérience.

Il faut cependant nuancer l’approche chaotique de Fischer. Internet est chaotique, car il est en partie le fruit d’un geste humain. Ce geste humain, cette activité, comme toute activité biologique, n’est pas parfaitement organisé et standardisé. Différentes visions et pratiques s’y confrontent et viennent causer ce que Fischer perçoit comme du chaos, comme une entropie. Cependant, le cyberespace est organisé. Par exemple, il se divise en unités locales, formées de plus petits réseaux dans de plus grands réseaux.

Il semble que cette représentation nouvelle résulte de la concaténation de ces artifices communicationnels avec une vision planétaire du réseau. Cette représentation de la dimension planétaire du réseau est à la source d’une confusion. Le fait que n’importe quel point de l’Internet puisse se connecter avec n’importe lequel de tous les autres et traduit par la mise en relation, la communication [...] Il s’agit d’une vision littérale, additionnelle et éminemment fausse de la réalité du phénomène d’interconnexion. Le réseau des réseaux, comme son nom l’indique, réalise l’interconnexion potentielle de tous, ce qui signifie en réalité, une multitude de connexions effectives, cloisonnées, circonscrites à des intérêts divers, plus ou moins réguliers, plus ou moins bien définis ou motivés. La planète entière est le théâtre de maillage plus étendu et plus fin de réseaux multiples de communication, et des matériaux informationnels de plus en plus divers et nombreux sont transportés et échangés, effectivement, selon un rythme accru.

(Welger-Barboza, 2001, p. 97)

Ainsi, la figure de l’autorité centrale et de la domination du musée serait remise en question par la nature même du cyberespace. De surcroît, la présence plus égalitaire des institutions opère un nivelage par l’indistinction, où la production en réseau est banalisée par sa surabondance (Welger-Barboza, 2001, p. 270). L’autorité du cyberespace s’élabore par les choix de l’internaute, où celui-ci choisit son parcours en naviguant de réseau en réseau. Cela influence aussi l’organisation d’Internet. Si l’Internet est doté d’une certaine organisation, il n’est certainement pas indexé universellement. Il faut en prendre acte sur le plan du contexte de la muséalisation de la cyberœuvre.

Cyberœuvre comme objet de musée

L’objet de musée est, au sens d’Yves Bergeron (Bergeron, 2011, p. 609), un objet qui a accédé au niveau le plus élevé de reconnaissance et qui est préservé pour sa valeur patrimoniale. Dès qu’une institution s’intéresse à une cyberœuvre, elle en détermine ainsi un certain niveau de valeur patrimoniale. En faisant l’objet de recherches (analyse et interprétation), une cyberœuvre pourrait cumuler de la valeur par les savoirs ainsi élaborés à son sujet. Mathieu décrit l’influence de l’analyse d’un objet comme élément transformateur de celui-ci (Mathieu, 1987, p. 10). Chaque analyse ajoute une dimension interprétative à l’objet de la recherche. Mathieu propose une « lecture pluridisciplinaire de l’objet », s’inspirant de ses différents contextes (Ibid., p.17). Il y est notamment question de la « lecture » (Ibid., p.11) de l’objet lui-même, mais aussi de l’analyse de son producteur et de ses propriétaires (Ibid., p.14). Cette façon de concevoir la recherche relative à un objet serait particulièrement pertinente lors de l’analyse d’une cyberœuvre. Elle permettrait de mettre davantage l’emphase sur le ou les artistes ayant collaboré à la création d’une cyberœuvre, mais aussi de s’intéresser à ses propriétaires légaux, à son collectionneur ou à ses collectionneurs dans le temps. Allant plus loin, Mathieu définit aussi les principaux contextes de signification d’un objet, pouvant rendre possibles d’autres niveaux d’analyse d’une cyberœuvre : spatial, temporel, social et culturel. La méthodologie proposée par Mathieu permet une grande amplitude quant à l’analyse des contextes de notre objet d’étude.

Pour pousser plus loin une possible analyse d’une cyberœuvre, il faut se tourner vers une source plus récente, à savoir Le manuel d’analyse du Web de Christine Barats. L’auteure cherche à y démontrer différentes méthodes de collecte et d’analyse de données récoltées sur le Web (Barats, 2013, p. 115). D’abord, elle précise que les données récoltées sur le Web et à des fins d’analyse sont statiques et surtout provisoires. Elles sont toujours à risque d’évoluer : il existe une marge d’incertitude dans ce type d’échantillon. Par ailleurs, Barats propose deux outils d’analyse : l’outil textométrique et l’outil webométrique. Alors que l’un sert à observer le texte, l’autre se concentre plutôt sur les éléments graphiques d’un échantillon de segments de données. Dans les deux cas, il s’agit d’une analyse permettant d’identifier les redondances et de dégager les occurrences les plus nombreuses. On analyse un tout par l’analyse individuelle de ses parties. Comme la cyberœuvre est organisée en profondeur et en largeur et en profondeur et que ses parties sont reliées par l’hypertexte, cela en fait un objet complexe à analyser.

La largeur d’un site correspond au nombre maximum de sous-rubriques accessibles depuis une rubrique donnée ou depuis la page d’accueil, tandis que la profondeur est le nombre maximum de rubriques par lesquelles il faut passer avant d’atteindre une page terminale du site. (Nogier, Bouillot, & Leclerc, 2013)

L’analyse de la cyberœuvre doit être en conséquence davantage élaborée.

Interface comme espace

Comme la cyberœuvre se présente via un écran, elle est nécessairement perçue par l’intermédiaire d’une interface. L’interface est au cyberespace ce qu’est l’espace d’exposition au monde physique. Les principes de déambulation, de parcours et d’itinéraire s’y appliquent et peuvent être mobilisés afin d’articuler une cyberexposition.

L’espace de l’écran, s’il n’a pas de profondeur physique, existe dans un mouvement pratiqué dans le temps. La navigation d’hyperlien en hyperlien peut être perçue comme un déplacement en profondeur, marqué par le passage du temps. Fischer (2004) associe ce mouvement aux civilisations anciennes qui décrivaient un espace selon un itinéraire suivi et les expériences qui y étaient vécues. Il peut être difficile de cerner, par un itinéraire potentiel, le début et la fin d’une cyberœuvre. Si un tel itinéraire ne peut être étudié, il peut cependant servir à raconter l’expérience d’une cyberœuvre.

Musée comme média de communication

L’article de Deloche (2011), dans le Dictionnaire encyclopédique de muséologie, tente de présenter différentes analyses de la communication appliquée au musée. Ainsi, il est difficile d’affirmer clairement que le musée est un média. Cependant, pour définir la communication au musée, Deloche s’appuie sur le fait que le musée possède un public et qu’il communique un message à celui-ci. Il identifie trois spécificités de la communication au musée. La première, l’indissociabilité du support et de la communication, où l’information communiquée doit être conservée avec le supportLe support dans le texte de Deloche semble faire référence à l’objet, l’artefact, l’œuvre, etc. Ainsi, le support et le message communiqué sont indissociables et doivent être conservés ensembles.. La deuxième, le musée « propose au visiteur de faire des expériences sensibles. » (Deloche, 2011, p. 78). La troisième spécificité est le double caractère de la présentation simultanée, soit la juxtaposition obligatoire des choses dans l’espace de l’exposition et du processus différé d’information, soit le fait que le musée et l’exposition ne suivent pas nécessairement le cours de l’actualité et que ce qui y est présenté appartient forcément au passé. L’exposition, quant à elle, participe à la fonction de communication du musée. Elle existe par trois parties : par l’acte de présenter, par les objets exposés et par le lieu où se tient cette présentation. L’exposition est un système de communication, où les objets deviennent le support du message de l’exposition (Desvallées, Shärer, & Drouguet, 2011, p. 170).

[C]ontrairement aux allégations de Jean Davallon et de Paul Rasse, qui assimilaient l’exposition à un média froid, pour McLuhan et Parker, le musée doit se transformer radicalement en devenant, de média chaud qu’il était sous sa forme habituelle lorsqu’il « chambrait » le visiteur en verrouillant totalement ses réactions, un média froid susceptible de permettre au public de se façonner culturellement par un exercice actif.

(Deloche, 2011, p. 75)

Pour Deloche, on superpose un processus à caractère médiatique à un processus qui relèverait plutôt de l’ordre social et de la symbolique. C’est le cas pour l’exposition physique comme pour la cyberexposition.

Mise en exposition

Dans le cadre du processus qu’est la muséalisation se trouve l’étape de présentation. La cyberœuvre muséalisée serait donc à « présenter ». Par une mise en exposition, elle devrait être mise en espace et mise en contexte. Si la navigation dans l’Internet semble être une activité solitaire (Lonergan, 2015, p. 183), celle en galerie serait davantage sociale. L’expérience du cyberart dans l’espace physique d’une galerie relèverait donc d’un inconfort qui met en évidence cette dichotomie. Le cyberespace semble pratiquer un détachement d’avec l’espace physique, une fracture entre contexte individuel et contexte social.

Or, les notions d’espace et d’architecture relatives au musée présentent un paradoxe (Parry, 2007, p. 65).

For many centuries museums were influenced by some very specific European traditions of mnemonics and spatial philosophy. Consequently, they have grown to be highly singular, framed places. They were part of the world, but at the same time removed from it. The world surrounded them, but they too tried to encapsulate the world. As mnemonic, microcosm and hyperspace, the museum was a place, and it was a space. (Parry, 2007, p. 92)

Ainsi, si on reprend la logique « lieu et espace » de Parry, la visite d’un cybermusée serait hautement « localisée » et « décentralisée », contrairement à la visite du musée qui est plus globale et centralisée. Le cybermusée se trouverait donc à l’extérieur de son institution physique d’attache. Ce déplacement de territoire apporte une certaine variabilité, qui permet au musée de constamment modifier ou ajuster ses offres culturelles. Le musée ainsi ouvert à la fluidité du Web opère un changement à sa nature fixe et définitive à titre de musée physique. En contrepartie, cela peut expliquer la réticence de certains musées à proposer une offre cybermuséale (Parry, 2007). Quoi qu’il en soit, la nature physique du musée permettrait difficilement de diffuser le cyberart. C’est plutôt dans le contexte du Web que l’on est en mesure de le faire.

Lecture/écriture

La manipulation d’un document numérique modifie son état original. Il est un objet vivant oscillant entre la lecture et l’écriture, dépassant ainsi le mode « lecture seule » (Kidd, 2014, p. 119). Cela pose des questions d’ordre juridique. La question du droit d’auteur revient à déterminer, entre autres, les permissions de diffusion et de manipulation. Modèles économiques et culte de la propriété intellectuelle sont autant de barrières à ce phénomène implicite au Web. Le fichier numérique est intrinsèquement manipulable et cela entre en confrontation avec la grande importance qu’accorde le musée à la préservation de l’original. Ces changements quant à la notion traditionnelle de droits d’auteur peuvent sembler problématiques à première vue. Or, en permettant l’accès numérique sans restriction à ses collections, ses expositions, le musée a une opportunité d’ouvrir ainsi un dialogue avec ses publics. De plus, comme nous l’indique Groys (2015) et Steyerl (2015), il ne faut pas oublier qu’un document numérique permet un certain niveau de traçabilité. Il existe en effet plusieurs types de licences développées pour répondre à ces préoccupations : Creative Commons, GNU, MIT, etc.

Muséalisation

De façon concrète, la muséalisation désigne littéralement la mise au musée (Mairesse, 2011, p. 334). C’est ce déplacement entre l’origine et la destination qui opère une recontextualisation propre à la muséalisation. Les objets évoluent dans trois contextes différents : le contexte primaire, de leur création jusqu’à leur fin de vie utile ; le contexte secondaire, celui où les objets deviennent déchets, des détritus — ils sont hors d’usage ; le troisième contexte est celui de la préservation, une intervention humaine qui a la capacité de ramener un objet mort en vie par sa muséalisation (Ibid., p. 338).

L’esthétique du cyberart provient de sa nature technologique. Cela amène la cyberœuvre à s’altérer, voire à se détériorer en fonction de sa mise hors contexte et de son niveau d’obsolescence quant à l’évolution technologique. Selon Sean Cubitt, la cyberœuvre muséalisée serait davantage muséifiéeLa muséification traduit l’idée péjorative de la pétrification [...] qui peut résulter du processus de muséalisation (Mairesse, 2011)., celle-ci perdant alors toutes qualités interactives :

The Walker archive carefully framed the Adaweb content with an identifying set of logos marking it as a ‘property’ of the Walker website. It was clear enough to any user that the works onscreen were no longer live: that they were in fact museumised, exhibits which, though still capable of breathing, were no longer scampering about seeking attention and feeding from the interactions of their audiences. (Cubitt, 2009, p. 16)

Walker Le Walker Art Center de Minneapolis, et son New Media Initiative, a été un leader en conservation et présentation du cyberart. ; Adaweb Entre 1995 et 1998, Adä 'Web procède à l’archivage de cyberœuvres, maintenant hébergées par le Walker Art Center.


Toujours selon Cubitt, il serait acceptable de laisser mourir une cyberœuvre. Dans le contexte d’une probable histoire du cyberart, Cubitt s’oppose à l’archivage intégral et systématique de celui-ci. Il suggère plutôt de s’attarder à l’étude critique de ce type d’art et non à la documentation systématique du code source :

What we write about today, or more specifically who we write about, is likely to have an impact on who makes it onto the hard drives of history, when the tale of our transitional times is told. Ironically, it is the old media of galleries and the written word that have the longevity, while digital media are all too susceptible to ‘the gnawing criticism of the mice’.

(Cubitt, 2009, p. 161)

Statuts de l’objet de musée

Le concept du patrimoine est associé à celui de la reliqueDans son livre, Jadé emploie le terme « relique » selon son sens étymologique. En latin, « Reliquae » renvoie aux restes. Elles sont en effet des restes : ossements de héros, de saints, ou objet ayant appartenu, auxquels s’attache un caractère sacré et auxquels les fidèles rendent un culte. »(Jadé, 2006, p. 35), à titre de témoin inaliénable du passé Même si le concept du patrimoine n’est pas seulement associé aux reliques, Jadé, dans son ouvrage, débute avec cet argument. Cela semble pertinent dans le cadre de cette recherche. Après la révolution Française, la relique liée au culte et au divin disparaît plus ou moins, dû à la rationalisation de la pensée de l’humain. Cependant, Jadé nous rappelle que cette rationalité n’a pas empêché les humains de conserver des objets du passé comme témoins matériels, en tant que patrimoines (Jadé, 2006, p. 36). En regard du Web, ceci pose deux problèmes. Premièrement, la muséification pénalise la cyberœuvre par rapport à son potentiel de renouvellement. La cyberœuvre muséifiée serait alors figée dans le présent comme « réel passé » (Jadé, 2006, p. 39). Deuxièmement, la sacralisation de l’objet unique et de l’original s’opère au détriment de la sacralisation des moyens Jadé propose que la conservation de l’acte de création, comme du savoir-faire et des techniques, vienne s’opposer à la conservation de l’objet unique. La conservation de ces concepts immatériels implique de les garder « vivants » afin qu’ils se perpétuent d’eux-mêmes pour les générations à venir. . Le Web vient déstabiliser ce concept d’unicité matérielle en permettant la diffusion et la « présence » simultanée et en tous lieux d’une réalité, par exemple, d’un objet numérique (Ibid., p. 56-57).

Quoi qu’il en soit, l’objet de musée est un objet transformé. Par le procédé qu’est la muséalisation, l’objet passe par différents statuts qui en modifient le sens. L’objet acquis par le musée obtient d’abord un statut juridique, inaliénable et séparé du monde extérieur. Puis, par la fonction de recherche, il devient un objet scientifique. C’est à ce stade qu’un contexte augmenté lui est donné : celui-ci obtient sa réelle valeur par rapport à la collection dont il fait maintenant partie. Finalement, par l’exposition, il obtient un statut social, ce qui lui permet d’accomplir son destin patrimonial (Julien & Rosselin, 2005)

Ainsi, chaque étape est située dans un contexte qui donne sens différemment aux objets : dans l’institution muséale, la réserve et ses longues rangées d’étagères, les vitrines d’exposition, les couloirs des musées, les tiroirs où sont rangés les fiches muséographiques, les fiches elles-mêmes, le laboratoire et les instruments de restauration des objets font partie, au même titre que les objets collectés, et avant tout, de la culture matérielle des musées.

(Julien & Rosselin, 2005, p. 43)

Cyberœuvre et économie

Le cyberart est difficilement profitable. Interrompu par l’éclatement de la bulle InternetLa « bulle Internet », aussi appelée chute des dotcom ou bulle technologique, est survenue vers 2000. Dans le contexte du cyberart, celle-ci avait permis aux artistes d’être soutenus financièrement par des institutions muséales, comme la Tate Online. Au moment de l’éclatement, le soutien financier et le prestige associé à l’art Internet (le cyberart) se serait évaporés. C’est pourquoi le cyberart se fait dorénavant plus timide (Greene, 2005, p. 170), le marché de l’art se détourne rapidement de ce qui se rapporte au Web. Le marché d’un Mouvement artistique issue d’une période précise du cyberart entre 1994 et 1999. Cette période émerge à la suite d’un manifeste rédigé par Natalie Bookchin et Alexei Shulgin intitulé _Introduction to net.art (1994-1999)_. (Bookchin et Shulgin, 1997), basé sur la production et la distribution sur le Web de cyberœuvres, tel qu’il est imaginé dans le manifeste d’Alexei Shulgin et de Natalie Bookchin, est abandonné. Sa valeur économique s’effondre soudainement. Ce que le cyberart n’avait pas, c’était la prétention d’être unique. Selon Pau Waelder (2012), en termes de production et de publication, la cyberœuvre ne devrait pas être considérée comme une œuvre d’art, mais plutôt comme un livre ou un film. Pour Waelder, le manque d’unicité de la cyberœuvre favorise un désintérêt économique vis-à-vis celle-ci (2012, p. 45).

Intervient également l’entendement structurel de l’économie. Le cyberart est une forme flexible de l’« Forme d’art fondée sur l’usage des technologies numériques. L’art numérique peut revêtir différentes formes : musique numérique, sculpture numérique, images de synthèse 2D ou 3D, œuvres interactives en ligne, etc. » (Glossaurus DOCAM) ; « [...] l’économie de ses moyens nous propose des formes narratives non linéaires et multimédias, qui ouvrent la voie à des créations d’un autre ordre que les arts visuels ou la littérature. »(Fischer, 2010, p. 99). Malgré tout, le cyberart tel que décrit par Fischer vieillit mal et vite. On constate d’ailleurs un problème similaire entre l’art généralement numérique (non-cyber) et l’évolution technologique : celui-ci est voué à l’oubli. Si l’avenir du cyberart réside en partie dans son potentiel technique, il faut que celui-ci parvienne à développer une indépendance esthétique par rapport à celui-ci (Fischer, 2010). La cyberœuvre, lors de sa création, serait trop près de son médium : l’Internet. Ainsi, le désintérêt par rapport à la conservation de la cyberœuvre serait causé par cette problématique.

[...] les sociétés dites premières ne comportaient ni musées, ni galeries, ni signature individuelle, ni marché de l’art ; c’est dans les rituels collectifs qu’elles sacralisaient une mémoire orale, qui perdurait de génération en génération, tandis que les arts numériques revendiquent avec un excès évident de confiance la seule mémoire des machines.

(Fischer, 2010, p. 109)

De l’apport de la littérature vers un modèle harmonisé

Tel qu’explicitée, la littérature mobilisée dans le cadre de ce projet de recherche permet d’identifier certains paradoxes et défis que poserait une probable muséalisation d’une cyberœuvre. S’il n’est pas a priori évident que la cyberœuvre puisse être muséalisée, les sections suivantes de cet essai ont toutefois comme objectifs d’éclairer l’hypothèse initiale.

Tout en mettant en évidence différentes approches (Julien et Rosselin, Mairesse) quant au processus qu’est la muséalisation, il est possible de mettre à profit d’autres approches méthodologiques adaptées à l’« Forme d’art fondée sur l’usage des technologies numériques. L’art numérique peut revêtir différentes formes : musique numérique, sculpture numérique, images de synthèse 2D ou 3D, œuvres interactives en ligne, etc. » (Glossaurus DOCAM) (MMA, AMV, DOCAM, IMAP, EAI)Matters in Media Arts (MMA), Approche des médias variables (AMV), Documentation et conservation du patrimoine des arts médiatiques (DOCAM), Independent Media Arts Preservation (IMAP), Electronic Arts Intermix (EAI). De là, il s’agit d’en établir un modèle harmonisé, ouvrant sur des possibilités ainsi mises en contexte. L’élaboration de celui-ci est évidement appuyée par la littérature, par deux études de cas et par des entretiens.

  1. Introduction
  2. Méthodologie
  3. Cadre Théorique
  4. Harmonisation des processus de la muséalisation
  5. Études de cas
  6. Résultats de la recherche appliquée
  7. Conclusion